L'énoncé

psychanalyse ?

Metaphora
4 min ⋅ 27/10/2024

 

Le Rêve

Table d’école, rangées de tables, professeur.

Elle n’a pas mis ses lunettes

Un manège, l’équitation

Elle voit de loin le cheval galoper vers l’obstacle, elle a peur

Voix : Avez-vous bien lu l’énoncé ?

Tout est dans l’énoncé.

C’est facile !

Cheval lunettes

Rouge = Rouge

Nuit/elle pense qu’elle est aveugle

Elle pense : recopier l’énoncé pour ne pas avoir zéro. Réveil.

 

Elle (analyse)

L’énoncé. C’est tout ce dont elle se souvient. En soufflant sur son café, les cheveux ébouriffés, les genoux pliés sur sa poitrine, le corps blotti dans le canapé, elle ressent encore le malaise. L’énoncé, ce mot revient en boucle, elle le fait tourner dans sa tête, l’énoncé, il y avait un énoncé et elle avait peur. Le mot plane, à force de penser à son rêve tout s’étiole, il n’y a plus rien que le mot qui flotte. Alors elle le chasse parce qu’il fait jour et qu’il y a d’autres choses qui attendent : se lever se laver se vêtir (Charles Trenet vient remplacer la brume de sa nuit, elle chantonne, y’a d’la joie…)

Vers 11H30, le mot revient, alors qu’elle descend les escaliers. L’énoncé. Elle prend conscience que ce mot est relié à son enfance, elle aperçoit la salle de classe le temps d’un battement de cils. Le rêve remue au fond de sa grotte.

Vous n’avez pas bien lu l’énoncé. Tout est dans l’énoncé !

Bloc de granit. Des épines. Des portes verrouillées. Il faut résoudre. Trouver la solution. Trois lignes implacables, inatteignables, l’énoncé neutre et irréprochable, qu’il suffisait de lire, qu’il suffisait de résoudre. Résoudre. Elle ne pouvait pas. On ne pouvait rien faire d’autre que lire et résoudre, à la fin le signe = comme libération, victoire ! D’ailleurs si on échouait, si dans la classe les « nuls » ne savaient pas comprendre un énoncé, alors ils le recopiaient. Stériles. Jamais elle n’a voulu recopier l’énoncé, elle avait trop peur de l’humiliation publique « ceux qui ont recopié l’énoncé pour ne pas avoir zéro », c’était pire, pire que tout.

Toutes ces questions qu’elle ne pouvait même pas envisager.  L’énoncé régnait en maître, mot d’ordre colossal. Trois, quatre lignes d’évidence à raisonner, purifier par réduction, par stratégie et formules, système du signe =

Pourquoi le mètre carré et pas triangle ?

Pourquoi il faut convertir, mais pas métamorphoser ?

Pourquoi kilomètre par heure ? Pourquoi calculer ?

Pourquoi la baignoire est bouchée ? Pourquoi il reste des parts de gâteau, des nombres réels et pas entiers, pourquoi, pourquoi ?

En se remémorant ses images de l’enfance, ses questions hors du principe et hors des règles, qu’il ne fallait pas poser parce que -- Tout est dans l’énoncé. Lisez le bien. -- elle vacille dans l’escalier.

L’énoncé suffisait et ne se remettait jamais en cause. Toutes ces questions dans sa tête n’avaient pas de sens, elles flottaient dans le vide, hors de tout, elle, petite fille, avait compris qu’elles étaient le reflet de sa propre folie.

Sa folie du refus, un refus Immense et Terrifiant.

La peur de n’avoir pas bien lu l’énoncé se mêlait à la colère du Refus. Le refus du signe =

Quelque chose au fond d’elle-même refusait de réduire l’énoncé à l’égalité, à la mise en équivalence qui fait cesser toutes les questions.

Vers 11H30 dans les escaliers, elle repense à son rêve, il y avait d’autres choses mais quoi ? Qui ? Elle se demande pourquoi son esprit s’était fixé sur ce petit mot qu’elle n’entend à vrai dire quasiment jamais maintenant. Pourtant le malaise, sorte de colère du ventre, ne la quitte pas. Pourtant à plusieurs reprises aujourd’hui elle va retrouver le mot dans des conversations, des lectures, des phrases écrites sur les murs, comme les signes qui révèlent, qui insistent et s’invitent à la grande table des pensées parasites.

Est-ce la peur d’échouer ? Le stress de la performance ? Elle finit par conclure que ce rêve était une énième preuve de son cerveau anxieux lui faisant remonter de vieux souvenirs pour évacuer toute la nervosité de la journée.

Le rêve lui parle (avec humour et relativité)

Tu ne veux pas résoudre, tu refuses la Clarté du raisonnement.

Tu refuses et tu as peur de ton propre refus, car cela reviendrait à se rapprocher du Gouffre, du gouffre sans fond de l’obscurité et des possibilités. Tu voudrais bien, tu voudrais dénouer les nœuds et déterrer les ficelles

Mais pas celles de l’énoncé. Le signe = est une blessure et tu as peur du Même, du Ici comme Ailleurs.

Tu crains l’implacable Vérité, car tu pourrais y adhérer trop fort et ne plus jamais comprendre en dehors d’Elle, la Vérité, la Certitude, la Règle. Tu sais bien que tout est mise en scène mais tu as peur, que les énoncés ne deviennent loi universelle, l’Universel même.  Tu voudrais voir ailleurs, sans tes lunettes d’élève modèle, tu voudrais autre chose… 

« Rendre tes yeux capables d’accommoder dans l’obscurité et percevoir une utopie d’un autre type[1] ?»

L’énoncé n’est rien qu’une mise en scène du réel, il n’est morceau de rien, tu ne peux en faire un morceau de ton être, tu n’as qu’à contourner l’obstacle. Passer outre.

Là où Rouge=Vert.

Vivre avec le rêve

L’impossible pliure de l’origami. Ça pourrait être le titre de son livre, si elle écrivait.  Elle n’arrive jamais à couper droit, à suivre une ligne sans déborder, confond encore sa droite et sa gauche.

Elle ne sera jamais logicienne, avocate ou ingénieure.

Elle n’aime pas les énoncés, mais elle aime les énigmes.

Les énigmes tissent des liens, amènent des questions, jamais ne deviennent mots d’ordres, jamais ne fixent de lois.

Un manège, l’équitation

Elle voit de loin le cheval galoper vers l’obstacle, elle a peur

Cette partie du rêve se cache encore dans la grotte, elle s’y plait car tout au fond de l’obscurité, d’autres histoires arrivent : le cheval a en réalité refusé l’obstacle. Il est passé sur le côté.

Il est ce qui s’affole en elle, colère et peur,

Quand elle voit l’obstacle, elle pense « je ne dois pas refuser, je dois avancer pour être libre », le cheval du rêve pense « refuser l’obstacle n’est pas refuser de passer, d’avancer, c’est pouvoir passer outre ».

Elle aimerait que le clair-obscur s’écrive toujours à l’italienne, chiaroscuro, comme ça les deux mots sont mélangés, mêlés, magiques.

Mettre de l’énigme dans les énoncés.

Faire un refus d’obstacle c’est refuser de choisir entre rationnel et irrationnel. Risquer de refuser la liberté du franchissement, pour préférer le passage par la voie du rêve.

 Risquer l’ambiguïté.

 



[1] Ursula K. Le Guin. Danser au bord du monde, mots femmes territoires.

Metaphora

Metaphora

Par Marie-Emilie Porrone