Les histoires langagières du pays Préfou

Sym et Dia

Metaphora
5 min ⋅ 02/10/2024

Au pays Préfou ne vivent principalement que des racines, ce ne sont pas à proprement parler des racines végétales, on pourrait aussi penser à des pousses, des graines, ou des petites particules flottantes, atomes ou poussières, les habitantes de Préfou peuvent prendre toutes sortes de formes et de tailles et en changer autant qu’elles veulent. Elles vivent isolées, chacune dans leur nid. Au pays Préfou les nids ne sont ni plus ni moins que des trous, de petits terriers parfois décorés avec soins, parfois simplement creusés à la hâte, tout dépend de la Préfouxienne qui y vit.

Les racines donc (ou graines, ou atomes ou poussières) peuvent évoluer et se déplacer (mais très difficilement), le plus souvent elles attendent, dans une relative immobilité, et ne sortent que très rarement de leur trou. Qu’attendent-elles, me direz-vous ?

Elles attendent une histoire langagière : quand elles en rencontrent une, c’est pour ces racines le point de départ d’un long voyage hors du pays, Le voyage de leur vie ! Mais que dis-je, les préfouxiennes n’ont pas comme les humains de « vie », elles ont plutôt du temps. Et les histoires langagières sont pour elles des amorces, des sursauts de temps, qui les emporte. Pas si immobiles finalement.

Sym était une habitante de Préfou parmi les plus appréciées. Son trou était toujours bien tenu et accueillant, elle vivait seule mais ne cessait d’inviter d’autres racines chez elle ou de leur envoyer des cartes postales (il y a à Préfou un ingénieux système de messagerie souterraine par roulement tectonique dont je vous reparlerai peut être un jour). Sym était en fait la plus sociable des racines, elle voulait voir du monde, mais la longueur des déplacements était telle que malheureusement Sym ne pouvait tout à fait être heureuse. Elle attendait donc son histoire, pleine d’espoir que celle-ci lui permette enfin, d’élargir son horizon.

Dia avait son trou non loin de celui de Sym. Elle, en revanche, était plutôt timide et renfermée, n’envoyait jamais de cartes postales, elle avait construit une grande clôture autour de son nid, avec différentes entrées selon ses divers aspects, soucieuse de son bien-être, de son confort aussi. On pourrait dire de Dia qu’elle était organisée et prévoyante. Elle aussi avait de grandes attentes pour son histoire, mais elle avait très peur que cette dernière ne soit pas de son goût, ne respecte pas sa clôture par exemple, dont elle était si fière !

Sym et Dia, bien que voisines, ne communiquaient guère. Sym effrayait Dia à vouloir toujours la côtoyer, lui proposer son aide, l’inviter dans son trou, et Dia faisait souffrir Sym à toujours refuser, à cause de sa timidité et méfiance maladive. Néanmoins ces deux-là, allaient bientôt s’entendre car une histoire langagière était sur le point de leur arriver, oui, à elles deux, ensemble ! La même histoire !

Comment sait-on qu’une histoire arrive ?

Eh bien, cela s’apprend. Les Préfouxiennes avaient appris à développer leur intuition d’histoire, il s’agissait surtout d’observer, de regarder avec attention, non pas en souhaitant une histoire mais en ouvrant toutes leurs fibres de racines à l’inattendu. Chaque habitante avait pris l’habitude de longues heures d’observations, elles pouvaient regarder dehors, à l’entrée de leur trou, ou même dedans, en elle-même…C’est ainsi que l’histoire pouvait venir. Sym et Dia attendaient depuis longtemps la leur ; malgré leur caractère opposé elles avaient en commun leur faible capacité d’observation. Sym était tant empressée qu’elle loupait les signes, et Dia était si peureuse, qu’elle les loupait aussi. Peut-être est ce pour cette raison que l’histoire arriva pour toutes les deux au même moment et sous la même forme !

La forme d’une histoire langagière peut être très variée, parfois à peine visible comme une idée, parfois hyper matérielle, ce qui fut le cas pour nos deux habitantes.

Un jour, sans aucun raison apparente, Sym et Dia trouvèrent juste devant leur nid, une curieuse pierre. Elle ressemblait à une grosse boule, un peu irrégulière avec des petits creux sombres à divers endroits. Elle avait dû rouler jusqu’ici.

Dia la méfiante avait entendu du bruit, et s’était empressée de sortir. Elle fit le tour de la pierre lentement, l’inspecta, la mesura, essaya de la déplacer mais la pierre-boule ne bougeait pas. Elle lui fit subir tout un tas de tests, pour s’assurer qu’elle n’était pas dangereuse, essaya même d’en manger un morceau car disait-elle, « c’est peut-être une énorme pomme de terre après tout ». La pierre, boule ou pomme de terre, était toute minérale, et semblait à jamais fixée sur le seuil de Dia.

Sym ne l’avait pas entendue mais avait tout de suite remarqué que son trou était plus sombre que d’habitude, elle qui aimait tant voir se déposer les rayons du soleil dans sa tanière le matin, ne voyait presque plus rien ce matin là ! D’abord fâchée qu’on lui fasse ainsi de l’ombre, Sym devint très vite euphorique : « c’est elle, c’est mon histoire ! » hulula-t-elle ; elle se mit à entourer la grosse pierre de ses tentacules (Sym était plutôt du genre tentacule), à lui chanter des chansons, à la contempler longuement, s’y coller, chaque heure du jour et de la nuit.

La pierre avait un nom, que Sym et Dia ignorait. Chacune cherchait à le découvrir, Sym lui parlait, la décorait de toutes sortes de guirlandes, rubans, objets qu’elle récoltait autour d’elle, elle disait à qui voulait l’entendre que la pierre était son histoire, son bijou rien qu’à elle, et qu’une fois trouvé son nom, elles s’uniraient et ne feraient qu’une !

Dia tournait autour, montait dessus parfois pour apprécier la vue et le plus souvent essayait de la fendre, la tailler, la sculpter, mais la pierre qui n’avait pas dit son nom, refusait de coopérer. Elle restait inerte.

 Le temps passait (là encore cette notion au pays Préfou est très différente de la nôtre, le temps à Préfou ne passe pas mais va et vient, comme un vague si vous voulez), et nos deux racines essayaient tant bien que mal de s’acoquiner avec leur nouvelle histoire. C’est Dia, la première qui réussit à réveiller la pierre, à grands renforts de pics et de lances. Cette dernière oscilla légèrement, juste assez longtemps pour que Dia puisse voir dans une anfractuosité, le nom qui brillait :

BOLE

« Bole ? C’est ça ton nom ? »

A peine prononcé ce mot, la pierre se mit à tanguer, rouler et cahoter, se dirigeant vers la clôture de Dia, qui pour une fois n’écouta plus sa méfiance et s’installa sur le sommet de Bole. Elles roulèrent ainsi jusqu’au trou de Sym. Apeurée, Dia reconnu le seuil charmant de sa voisine, elle réunit tout son courage pour glisser un timide

« oh hé ? »

Sym qui faisait la sieste à l’ombre de sa pierre n’en crut pas ses yeux.

« Toi ici ? Mais comment ? Et…la pierre ! la boule ! toi aussi ? »

« Oui, moi aussi, et si tu veux savoir, elle s’appelle Bole »

Aussitôt la pierre de Sym s’anima et hoqueta de contentement. 

Cette fois, pas de doute, l’histoire était lancée. Bole se révéla être très véloce et éloquente, celle de Sym et celle de Dia étaient exactement les mêmes, tant et si bien que nos deux racines se rapprochèrent, de voisines, elles devinrent, à la plus grande joie de Sym, de vraies amies.  Bole les emmenait en balade, grâce à elle, Sym et Dia se comprenaient, discutaient et faisaient la sieste ensemble. Au fil du temps (celui qui va et vient), les autres habitantes de Préfou avaient pris l’habitude de parler d’elles en les appelant

Sym-Bole et Dia-Bole.

Oh nos deux amies étaient toujours bien différentes ! Mais elles étaient désormais unies par le mouvement, le lien que cette pierre avaient fait pousser en elles. Leur voyage ne faisait que commencer.

On sait ensuite que Sym-Bole, qui était tant friande de contact et de correspondances, multiplia les rencontres, s’associa à toutes sortes de choses, toujours heureuse de projeter sur les mondes son nouveau pouvoir, Sym-Bole avait soif de connaissances, elle répandait son aura dans tous les pays, à Scienfou, Spirifou, Philofou, on ne l’arrêtait plus !

Dia-Bole n’était pas en reste, bien qu’un peu moins nomade, elle organisa méthodiquement son voyage, traça des itinéraires précis et des frontières pour ne pas se perdre : fidèle à elle-même, elle traversa les pays, armée de ses outils de sculptrice. On sait encore que tout ne fut pas rose pour nos deux racines. Elles se revoyaient de temps à autre et pouvaient constater combien Bole les avaient changées. Sym avait tendance à délaisser le lien au profit du sens, obnubilée par ce dernier elle voulait révéler le caché des choses, mais cela donna lieu à une production sans fin… Dia fut elle aussi confrontée aux épreuves, elle avait tant sculpté, tant classé et organisé qu’on la rejeta souvent, et qu’elle-même, parfois regrettait ses actes car une fois la clôture posée, elle ne pouvait revenir en arrière, et ainsi oubliait elle-même d’où elle venait, qui elle était.

Sym s’engloutissait dans l’océan des symboles, et Dia fut cloisonnée dans la morale et la religion,  et jugée « diabolique »…

Cependant, à Préfou, d’autres racines attendaient, et Bole était de nouveau apparue pour certaines d’entre elles, comme Para(Bole), Hyper(Bole), et même d’autres, des étrangères comme Gui(Bole) et Fari(Bole) qui avaient atterri à Préfou par erreur !

Je pourrais encore vous raconter bien d’autres choses, et l’histoire de Sym et Dia aurait pu être toute autre, si cette pierre n’avait pas déboulé. D’ailleurs il existe une variante à ce que vous venez de lire, dans laquelle ce n’est pas une pierre mais une pelote de laine qui arrive chez Sym et Dia. Son nom ?  POIESE. Dans cette version, la pelote Poiese, qu’on nomme aussi Processus n’est pas lancée sur Préfou comme le fut Bole mais fabriquée, déroulée peu à peu. C’est ainsi qu’une fabuleuse humaine, Donna H. raconta la sympoièse[1]. J’invite les curieux et curieuses à la découvrir !

Les histoires langagières ne connaissent pas de limites, et il ne tient qu’à nous des les raconter pour que Sym et Dia continuent leur voyage.



[1] A lire. Donna Haraway, vivre avec le trouble.

Metaphora

Metaphora

Par Marie-Emilie Porrone